Pendant des décennies, les médias traditionnels ont exercé un contrôle sur l'information, filtrant et structurant les contenus accessibles au public. Ce rôle de "gatekeeper" – ou gardien de l'information – garantissait un certain niveau de qualité éditoriale mais imposait aussi une vision unilatérale du monde. Aujourd’hui, avec Internet et les plateformes de publication libre, ces barrières sont-elles réellement tombées ?
L’illusion d’une information libérée
L'émergence du Web a
fondamentalement transformé l'accès à l'information. Comme le souligne Andrews,
autrefois, ce que nous lisions, regardions ou écoutions était le fruit d’un
processus de filtrage orchestré par des médias influents, dictant l’agenda de
l’opinion publique [1]. Désormais, le coût de production et de diffusion de
l’information est quasi nul : tout individu avec un ordinateur et une connexion
Internet peut publier du contenu et potentiellement atteindre un large public.
Cependant, cette utopie de la
démocratisation de l’information cache une réalité plus nuancée. D’une part,
les algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux jouent
aujourd’hui un rôle de nouveaux gardiens, influençant ce que nous voyons et
lisons [4]. D’autre part, la hiérarchie du Web est elle-même régie par des
mécanismes de visibilité et de notoriété, favorisant certaines sources au
détriment d’autres.
Les hyperliens : nouvelle monnaie du pouvoir
L’un des éléments essentiels de
cette nouvelle dynamique est l’hyperlien. Google, par exemple, interprète
chaque lien comme une forme de vote, attribuant une légitimité à certains
contenus au détriment d’autres [4]. Cet effet a transformé les blogs et autres
sites indépendants en acteurs influents, capables de modeler l’agenda
médiatique en mettant en avant des sujets que les médias traditionnels ignorent.
Pourtant, cette liberté reste
conditionnée par les algorithmes et la structure des plateformes qui favorisent
certains types de contenus viraux au détriment d’analyses plus complexes. Par
conséquent, même dans un monde où tout le monde peut publier, seuls ceux qui
maîtrisent les règles du jeu numérique parviennent réellement à émerger.
La nouvelle bataille de la légitimité
Face à cette multiplication des
sources, la question de la crédibilité est plus cruciale que jamais. La
blogosphère et les réseaux sociaux ont introduit un modèle où chaque individu
peut devenir un influenceur ou un relais d’information. Comme le souligne Delwiche,
les blogueurs ont acquis la capacité de structurer un agenda alternatif en
mettant en avant des sujets qui ne sont pas nécessairement couverts par les
médias traditionnels [2].
En parallèle, les médias
traditionnels tentent de s’adapter à cette nouvelle donne, en intégrant des
formats plus interactifs et en exploitant les dynamiques du Web pour conserver
leur influence. Néanmoins, ils ne sont plus les seuls à définir l’agenda médiatique.
Aujourd’hui, ce n’est plus uniquement ce que les médias nous disent de penser
qui est en jeu, mais ce que nous leur indiquons vouloir voir [2].
Les nouvelles générations face à un faux mur
Dans ce contexte, il est
intéressant d'observer les perceptions des jeunes générations, notamment la
génération Z, qui exprime fréquemment une frustration face aux barrières
supposées à l’accès à la reconnaissance et à l’influence. Une étude récente de
NBC indique que de nombreux jeunes se sentent exclus de l’univers des
influenceurs simplement parce qu’ils n’ont pas eu "l’opportunité" de
percer [3].
Mais cette vision passe à côté d’un
point fondamental : les barrières à l’entrée n’ont jamais été aussi faibles.
Contrairement aux générations précédentes qui devaient passer par des
institutions pour être publiées ou diffusées, YouTube, TikTok et les blogs
permettent à chacun d’exposer son travail et de construire une audience sans
permission préalable. La véritable difficulté ne réside donc plus dans l’accès
aux plateformes, mais dans le travail nécessaire pour capter et maintenir
l’attention d’un public.
Si certains se plaignent du manque
d’opportunités, c’est souvent parce qu’ils sous-estiment l’effort nécessaire
pour se démarquer dans un environnement où l’offre d’information et de contenus
est pléthorique. Le véritable défi aujourd’hui n’est pas d’accéder à une
tribune, mais de la rendre visible et pertinente dans un océan de voix
concurrentes.
Les "gatekeepers"
traditionnels ont certes perdu leur monopole sur l’information, mais ils ont
été remplacés par des dynamiques algorithmiques et communautaires qui régissent
la visibilité des contenus. Pour ceux qui veulent faire entendre leur voix, les
obstacles historiques sont tombés, mais la sélection naturelle du Web favorise
ceux qui savent capter et retenir l’attention.
Loin d’être exclue, la génération actuelle a entre ses mains des outils que leurs prédécesseurs n’auraient jamais imaginés. Le véritable problème ne réside pas dans l’absence d’opportunités, mais dans le refus d’accepter que la réussite exige du travail, de la persévérance et une compréhension des règles du jeu numérique.
Références
[1]
- Andrews, P. (2001). Who Are Your Gatekeepers? DaveNet.
[2]
- Delwiche, A. (2005). Agenda–setting, opinion leadership, and the world of
Web logs. First Monday. https://firstmonday.org/ojs/index.php/fm/article/view/1300/1220
[3]
- NBC News. (2024). Gen Z wants to be influencers but feels blocked by
opportunity gaps. https://www.cnbc.com/2023/09/20/more-than-half-of-gen-zers-think-they-can-easily-make-a-career-in-influencing.html
[4]
- Walker, J. (2002). Links and Power: The Political Economy of Linking on
the Web. ACM
Hypertext.
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